Par Igor Le PIVERT, Associé Cost House France
Une décision stratégique
Le « make or buy », autrement dit le choix d’internaliser ou externaliser une activité ou une fonction, se trouve au cœur de la stratégie des entreprises et en impacte directement la compétitivité à moyen et long terme. Au sein des organisations industrielles, cette responsabilité a longtemps été attribuée aux seules directions achats ou financières ; elle implique maintenant souvent une variété nécessaire de métiers complémentaires : juridique, RH (Ressources Humaines), méthodes, production pour ne citer que quelques exemples. En ce sens, les entreprises ont bien intégré la complexité et l’enjeu majeur de décider quelles tâches constituent le cœur du métier et de l’offre de l’entreprise, sa proposition de valeur et de différenciation sur un marché toujours plus concurrentiel. Les groupes de travail ainsi constitués peuvent estimer de façon plus objective et plus réaliste les forces et faiblesses des options en termes de valeur, qualité, coût et délai. Il est toutefois étonnant de constater que les coûts, souvent un enjeu clé, restent fréquemment estimés selon des méthodes et modèles peu représentatifs de la réalité, qui mènent à des erreurs extrêmement préjudiciables.
Le taux horaire standard : cet ami qui vous veut du mal
« Nous sommes trop chers en interne : notre atelier coûte 75 €/h alors que le fournisseur en face de la route nous facture des pièces identiques à 60 €/h, marge comprise, et un fournisseur indien qualitatif à 40 €/h ». Qui n’a jamais entendu cet argument pour justifier de sous-traiter une partie de la production ? Le souci des taux horaires standard est qu’ils intègrent des natures de coût très diverses qui ont des comportements différents.
Ce regroupement de diverses natures de coût au sein d’un même taux horaire, s’il est utile pour calculer facilement des coûts de revient, ne permet pas d’établir des comparaisons entre différents sites. Prenons l'exemple simple d’une usine composée de 3 ateliers et de 3 services connexes à la production :
Le seul fait de choisir de calculer un taux horaire unique (commun aux 3 ateliers) ou spécifique à chaque atelier modifie totalement le montant du taux horaire en résultant. De même, la répartition initiale des services connexes (stocker les matières premières, approvisionner, mettre en stock les produits finis), selon qu’on choisit de la faire en fonction des m², du nombre d’OF ou du nombre d’heures de production, va encore apporter des écarts importants.
Cet exemple montre aussi qu’en comparant un taux horaire de 90€ pour l’assemblage à celui d’un fournisseur, la décision d’externaliser celui-ci est probablement préjudiciable même en ne considérant que les coûts de production.
De même, il est aisé de comprendre ici que le fait d’externaliser la découpe ne permettra pas forcément de réduire le coût d’amortissement des machines, et encore moins l’amortissement des bâtiments et des moyens associés au stockage des matières premières. Dans ce cas, l’externalisation de la découpe va provoquer un renchérissement des autres ateliers et il est fort probable que la potentielle économie réalisée lors de l’externalisation ne compense pas les coûts incompressibles d’une machine inutilisée.
Si les situations décrites ci-dessus semblent évidentes et si l’on imagine qu’elles ne peuvent avoir lieu dans nos entreprises, il est malheureusement fréquent de constater le contraire : les décisions de make or buy s’appuyant sur une comparaison de taux horaires, aussi biaisées soient-elles, sont encore tenaces.
Une méthode pour éviter des décisions « contre-productives » consiste à s’interdire de comparer directement les taux horaires, et de privilégier par exemple la méthode suivante :
décomposer les taux horaires standard par nature
reconstituer les coûts en valeur absolue pour l’ensemble de la production concernée
analyser spécifiquement lesquels de ces coûts seront impactés en cas d’internalisation ou d’externalisation, et le cas échéant, dans quelle proportion
De l’importance d’un modèle réaliste de coût complet
Au-delà des activités de production directes ou fortement connexes, de nombreuses autres activités périphériques ou transverses contribuent à la mise à disposition d’un produit.
Les activités (regroupements de tâches réalisées par les équipes ou au moyen d’autres ressources disponibles) couvrent l’ensemble des processus d’une entreprise. Dans le cas d’un groupe industriel, les activités principales peuvent, par exemple, être représentées comme suit :
Les choix « make or buy » peuvent toucher plusieurs de ces activités. Au-delà de la réflexion stratégique indispensable consistant à déterminer lesquelles sont considérées « cœur de métier », lesquelles apportent le plus de valeur au client, lesquelles sont les plus différenciantes par rapport aux concurrents, il est nécessaire de bien identifier celles dont le dimensionnement (qualitatif et quantitatif) peut être impacté par la décision d’externalisation ou d’internalisation. Pour toutes ces activités potentiellement impactées qualitativement et quantitativement, il faudra alors comprendre la logique d’évolution des coûts associés (variations proportionnelles, coûts fixes ou, comme c’est souvent le cas, par paliers).
Ainsi, l’objectif de réduction des coûts de fabrication et d’investissement à court et moyen terme doit tenir compte de la notion de coût complet, intégrant l’ensemble des coûts des activités de l’entreprise). Par exemple, le sourcing en pays low cost d’un produit est-il rentable si l’on tient compte, en plus du coût d’achat :
Des coûts de transport et de douane, de stock en transit
Des coûts de contrôle qualité
Des coûts des acheteurs
Des coûts d’ingénierie lors de l’industrialisation ou la conception
Des coûts de SAV
Des coûts de couverture du taux de change
Des coûts d’expertise juridique complémentaires …
Il ne s’agit bien sûr pas de monter une « usine à gaz » pour calculer précisément tous ces coûts, mais il est important d’identifier les ordres de grandeur associés et d’estimer rapidement lesquels doivent être pris en compte pour une comparaison objective. Cela évitera là encore les mauvaises surprises de gains espérés et jamais réalisés.
Simuler pour mieux régner
Comme cela a été présenté précédemment, la stratégie make or buy doit tenir compte de l’évolution des coûts de l’ensemble des activités significatives. Le fait d’internaliser ou externaliser des sous-ensembles, des produits complets, ou même des activités entières peut avoir des impacts différents selon la mécanique des coûts de chaque activité ; par souci de simplification il est courant de considérer 3 mécaniques majeures d’évolution des coûts d’une activité :
Variation des coûts proportionnelle
Variation des coûts par paliers
Coûts fixes quel que soit le niveau
Le coût de l’activité « gérer les RH », par exemple, évolue probablement en fonction du nombre de salariés, donc du nombre d’heures de production dans les ateliers, ces évolutions se faisant généralement par paliers (quand des seuils légaux sont franchis, nécessitant de nouvelles instances, de nouveaux processus, ou pour tenir compte de nouveaux postes à la DRH tous les « n » salariés supplémentaires, …).
Au même titre qu’il apparaissait évident de considérer plusieurs activités pour évaluer un choix make or buy sur le plan économique, il semble logique de tenir compte du comportement des coûts en fonction du niveau d’activité.
Pour mener l’analyse make or buy, il est donc recommandé de comparer différents scenarii pour choisir au final celui qui semble le plus adapté au contexte spécifique de chaque entreprise. Cette analyse économique s’appuie sur 2 pratiques :
Combiner plusieurs choix make or buy (par exemple internaliser le sous-ensemble A, externaliser le sous-ensemble B, internaliser l’assemblage de A et B, internaliser la distribution) qui vont tous contribuer à modifier les niveaux d’activités et donc leurs coûts (selon les mécaniques ou « règles » précédemment listées)
Tester ces différentes combinaisons selon plusieurs hypothèses sur l’évolution de l’environnement économique (volumes de ventes, évolutions des salaires internes, plans de progrès ou de compétitivité sur les lignes, par exemple)
Cette approche doit là encore être suffisamment exhaustive pour envisager les principaux scenarii, sans tomber dans les excès de calculs sans fin et impossibles à interpréter ensuite. Pour ce faire il est fortement recommandé de mettre en place des modèles simplifiés de coûts complets permettant de décrire les règles et les hypothèses d’évolutions, et d’outiller les calculs pour pouvoir les automatiser et les analyser ensuite.
Ces simulations ne sont pas infaillibles car elles restent basées sur des hypothèses prédictives. Le fait d’évaluer plusieurs prévisions plus ou moins optimistes permettra en tout cas d’en juger la résilience et permettra aussi, le moment venu, d’adapter rapidement les choix en fonction de la réalité rencontrée.
Pragmatisme et réalisme
La stratégie de make or buy constitue un pilier de l’entreprise et peut en accélérer la croissance ou la chute. Comme dans toute recherche de performance il n’existe pas de solution unique et l’intuition ne suffit pas toujours. Les choix doivent à ce titre s’appuyer sur une analyse des coûts aussi fiable et globale que possible, adaptée aux particularités de chaque entreprise, sans pour autant devenir un magma inextricable de calculs. Pour ce faire il est important :
de s’affranchir de la seule vision des taux horaires, en cherchant à comprendre les natures de coûts qui y sont agrégés
de considérer aussi les activités indirectes impactées et leur comportement en fonction du volume d’activité (proportionnel, fixe, ou par paliers)
de pouvoir simuler avec un modèle simple différents scenarii alternatifs de make or buy et différentes variations d’hypothèses pour tester la résilience des scenarii par rapport à l’incertitude de ce que l’avenir réserve
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